Lorsque nous arrivons au Guatemala, un bras de fer est en train de se jouer entre le président, accusé de financement illégal, et la Commission Internationale Contre l’Impunité au Guatemala (CICIG) qui mène l’enquête. Cette crise politique démontre une fois de plus que l’oligarchie au pouvoir, corrompue à souhait, n’est pas prête à se laisser déloger.
Jimmy Morales, l’actuel président du Guatemala, est un ancien comique de la télévision qui se disait en dehors des partis politiques traditionnels et qui a été élu après que le peuple se soit mobilisé pour sortir le précédent président, Otto Perez Molina*, en 2016. Mais l’alternance était factice. Morales est une marionnette aux mains des militaires.
Nous sommes au Mexique lorsque le volcan de Fuego entre en éruption le 3 juin 2018. On suit alors de loin, l’incompétence et le mépris du gouvernement. A peine revenu de l’inauguration de l’ambassade du Guatemala à Jérusalem le 16 mai 2018, voyage où il avait emmené famille et amis aux frais du contribuable, le président Morales déclare dans un tweet qu'”il n’y a(ura) pas un centime pour les victimes de la catastrophe”. Une catastrophe qui n’a d’ailleurs pas grand chose de “naturelle” quand on apprend plus tard que, quelques heures avant l’explosion, le terrain de golf juste à côté du volcan reçoit des instructions pour évacuer d’urgence les joueurs et le personnel. Quand le volcan entre en éruption, le golf est vide. Mais pas les villages alentours qui n’ont pas reçu l’alerte …
Les guatémaltèques choqués par l’ampleur du drame, eux, se mobilisent et affluent dans les centre d’aide créés par des associations et la population locale. On voit des mamies qui vivent de la vente de leur collecte de canettes en alu ou des enfants des rues qui vendent des chewing-gum pour survivre, offrir un Quetzal ou deux ou trois (10 centimes, 20 ou 30), leur trésor du jour.
Face à cette générosité, Morales annonce alors que les militaires vont se charger de récolter l’aide pour la redistribuer. Une blague de très mauvais goût faite aux survivants mayas de la dictature militaire, toujours en quête de justice, et tous ceux qui luttent pour la justice sociale. Les militaires sont les mêmes qui étaient au pouvoir sous la dictature, ils bénéficient d’une impunité presque totale et sont liés au crime organisé. Personne ne croit que l’aide ira dans les mains de ceux qui en ont besoin.
Incompétent jusqu’au bout, Morales n’enclenche pas non plus l’alerte rouge et des milliers d’aide et de personnels médicaux venant notamment du Mexique et de Cuba ne peuvent entrer sur le territoire. Plus tard, un député vient visiter une des communautés touchées par le drame. Il se brûle les pieds et est évacué en urgence mobilisant les pompiers et secouristes volontaires. Puis un ministre fait une visite une fois la coulée refroidie et déclare qu’il ne reste plus rien dans les cendres, rien que “des restes de pieds et de bras” … Les familles des victimes hurlent (sans qu’on les entendent bien sûr) leur indignation: ce ne sont pas des “restes”, ce sont leur enfants, leurs sœurs, leurs pères, leurs grand-mères. Mais les victimes n’étaient que de pauvres paysans, le gouvernement ne se donne même pas la peine de jouer la compassion. Le mépris affiché est sincère et total.
C’est dans ce contexte qu’intervient la crise avec la Commission Internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG). Crée il y a 11 ans par l’ONU pour enquêter dans un pays où 99% des crimes restent impunis, la CICIG a notamment permis l’arrestation de nombreux narcotrafiquants, hommes politiques, militaires et chefs d’entreprises pour détournements d’argent public, extorsion, vente illégale d’armes, etc. Otto Perez Molina, l’ancien président, a fait l’objet de ses enquêtes avant de perdre son immunité et de devoir démissionner.
Lorsque Iván Velázquez, actuel président de la CICIG, annonce enquêter sur Morales ainsi que plusieurs ministres et députés de son parti notamment pour financement illégal, l’oligarchie au pouvoir se rebelle. Jimmy Morales organise une conférence de presse télévisée où il se présente sur un pupitre avec derrière lui, en rang serré, 50 militaires au garde à vous, le 31 août 2018. Il annonce sans broncher qu’il met fin au mandat de la CICIG. L’image choque, c’est la même que celle des années 80, lorsque Efraín Ríos Montt (le dictateur responsable de génocide, condamné en 2013 avant de contre-attaquer et de faire annuler la sanction) s’adresse aux guatémaltèques. Le message est clair. Il s’assoie sur la justice tout en faisant une démonstration de force militaire. Le même jour, des chars entourent les bureaux de la CICIG dans la capitale. La veille, Morales s’était entretenu avec l’ambassadeur des Etats-Unis au Guatemala sans que celui-ci révèle le contenu de leurs échanges. Iván Velázquez, le président de la CICIG, part donc aux États-Unis demander des explications et chercher du soutien à l’ONU. Mais au retour, on ne le laisse pas rentrer. Depuis, il continue son travail depuis l’étranger alors que le mouvement social s’organise pour soutenir le travail de la CICIG avec de nombreuses manifestations, notamment dans l’ouest du pays, là où la majorité de la population est indigène. Le bras de fer continue alors même que la justice guatémaltèque a déclaré illégale la décision du président. Mais les mafias qui contrôlent le sommet de l’État, acculées par les forces anti-corruption, cherchent à tout prix à échapper à la justice.
C’est lorsqu’éclate cette “crise” que nous rejoignons le Guatemala. Nos ami.e.s de la capitale participent aux manifestations, mais à vélo, nous ne verrons rien des mobilisations. En effet, nous suivons les États situés à l’Est du pays, dans les terres chaudes à la population en majorité « ladina » (métisse), c’est-à-dire, non indigène, dans les zones touristiques et les bananeraies. Nous avons donc une toute autre perspective que lors de nos premiers séjours au Guatemala où nous vivions à l’Ouest, dans les terres indigènes. Les “ladinos” et les étrangers que nous rencontrons ne sont pas du tout au courant de ce qu’il se passe dans le pays. On ressent le snobisme et le racisme ambiant dont le Guatemala est imprégné. En effet, c’est à celui qui montrera le plus de sang de colons et le moins de sang indigène. La plupart des gens sont dépolitisés, les méthodes de lutte contre-insurrectionnelle ayant bien fonctionnées et le “nettoyage social” (“limpieza social”) étant toujours d’actualité, les voix contestataires sont peu nombreuses à s’élever.
Pour se ménager au maximum, après nous être déchargés d’un peu de poids en vendant le vélo de Marla et en démontant le Follow Me, Daniel nous trace une route au plus plat, tout en tenant en compte du trafic. Notre plus gros soucis étant d’éviter au maximum les routes trop fréquentées. Nous débutons par la traversée du Petén et par deux fois nous serons accueillis par Annie et sa famille. Les enfants s’entendent à merveille et Annie connaît et devance tous nos besoins de cyclovoyageurs de longue date : le cordonnier pour recoudre les semelles décousues de nos chaussures, le tapissier pour réparer ma selle éventrée, le petit bout de plastique pour faire tenir le rétroviseur, etc. Le Guatemala, comme le Mexique et les autres pays d’Amérique centrale sont encore tout plein de ces métiers qui permettent de réparer pour faire durer et non jeter.
A Río Dulce, le fleuve qui se jette dans les Caraïbes, nous retrouvons Roland et Katerine, que nous avions rencontrés dans le Petén et qui voyagent en catamaran. Ils embarquent sur leur bateau nos affaires d’hiver que nous trimbalons depuis l’Alaska et dont nous ne nous servons plus depuis des mois. Nous les retrouverons au Panama en mars 2019, juste avant leur traversée du canal pour rejoindre le Pacifique.
Vient ensuite l’heure de tester des petites routes alternatives au grand axe routier reliant l’énorme port de marchandise Puerto Barrios (d’où partent notamment les bananes à l’exportation) à la capitale, Guatemala. Nous sommes à Morales, une ville complètement dédiée à la banane et dont l’ambiance ne nous incite guère à nous aventurer de nuit dans ses rues. Comme toujours, les gens nous conseillent plutôt le grand axe routier au lieu de nous engager sur des chemins éloignés de tout. Pour la énième fois, nous n’écoutons pas cet argument, la route principale est bien trop fréquentée. Et pour la énième fois, nous ne regrettons pas de sortir des sentiers battus et de se retrouver dans la campagne, sur les chemins de terre. Nous suivons l’ancienne ligne de chemin de fer, construit à la fin du 19ième siècle lors du boom du café puis racheté par la United Fruit Company (aujourd’hui Chiquita) afin d’exporter ses bananes et autres fruits frais et séchés. Cet achat sera aussi couplé de celui du Port de Puerto Barrios, donnant à la multinationale un pouvoir surdimensionné dans le pays.
Niveau vélo, c’est à se croire sur une véritable voie verte, tendance écolo dernier cri dans les pays du nord mais que le Guatemala ignore. Pas de voiture, et en plus c’est presque plat. Mais avant d’en arriver là, il nous faudra traverser une bananeraie propriété de l’entreprise “Del Monte”. Nous nous présentons bouche en coeur devant la barrière d’entrée. Pour un peu, on se croirait devant un poste frontière avec ses deux gardiens armés qui nous demandent si nous avons un laissez-passer.
Nous indiquons que non, nous n’avons pas d’autorisation, mais que nous voyageons à vélo, que nous ne voulons que passer, que Google Map indiquent le chemin comme s’il était publique et que ce serait du suicide de nous envoyer faire demi-tour pour prendre la grande route, d’autant que nous voyageons avec des enfants. Mais rien n’y fait. Impossible d’émouvoir ces “gardes-frontières”. Plus on nous refuse l’entrée et plus on a envi d’aller faire un tour dans cette zone interdite au public.
Nous attendons que se présente un véhicule dans lequel nous pourrions peut-être monter, mais le subterfuge ne marche pas. Nous demandons à ce que les gardes demandent la permission de nous laisser passer à leurs supérieurs. Ils disent le faire mais nous font simplement poireauter. Les gérants de la petite “tienda” (magasin) à côté nous conseillent alors de monter dans le bus, qui arrive de Morales et traverse la bananeraie jusqu’à la prochaine petite ville de Los Amates. Grâce à leur appui, le chauffeur accepte de nous prendre et les gardiens de nous laisser passer après avoir contrôlé le bus et mis en garde le chauffeur qu’il ne devait en aucun cas nous déposer dans la plantation et que nous ne devions pas prendre de photo. Ambiance …
Alors nous faisons notre entrée en “vrai” république bananière. En fait, plus qu’une énorme plantation de banane, c’est presque un Etat dans l’Etat, avec le poste frontière que nous venons de passer et les 3 communautés que nous traverserons au cours des 20 kilomètres parcourus en bus. Chaque communauté est organisée comme un vrai petit village, avec ses maisons, ses rues, ses centres de santé, ses magasins, des hommes, des femmes et des enfants partout. Encadrés ainsi on n’a peu de mal à se faire une idée de l’entière dévotion des travailleurs-habitants des plantations. Ils appartiennent plus que par leur force de travail à l’entreprise. C’est réellement tout leur monde qui est/appartient à l’entreprise. Le tout, tout en étant, cerise sur le gâteau, régulièrement aspergés de pesticides. En effet, l’avionnette vole depuis le matin au-dessus de la plantation et fumige. Nous lisons quelques panneaux, rédigé en mode “service minimum” qui recommandent aux habitants de “se protéger” lorsque l’avion passe… Un peu vague comme recommandation. Le minimum syndicale.
Puis le bus nous dépose de l’autre côté de la barrière-frontière qui fait face à l’entrée du site archéologique de Quirigua. Nous poursuivons notre route à vélo, en se rapprochant des petites villes de ce département de Zacapa, on sent toute l’ambiance de “finqueros” (fermier propriétaire terrien) qu’on associe souvent au narcotrafic. Nous n’irons pas enquêter, mais on remarque sans le montrer que la plupart des hommes, notamment au style “finquero”, sont armés d’un pistolet à la ceinture. On repère aussi quelques magasins de vente d’armes.
Arrivés à Gualán, nous tentons le chemin qui coupe par les montagnes, en passant par La Unión afin d’éviter le trafic des véhicules se rendant au Honduras via Chiquimula. Plus on monte et plus la montée se fait verticale et sur une route en mauvaise état. Alors, pour la troisième fois seulement depuis que nous sommes partis d’Alaska, nous prenons un véhicule et montons dans un pickup afin de parcourir les 5 km restant pour le sommet. A vélo, il nous aurait au moins fallu 2 heures à monter. La descente pour rejoindre la frontière avec le Honduras ne se fera pas sur un meilleur terrain, les côtes affichant toujours plus de 15%, mais au moins, il est plus facile de retenir le vélo chargé en descente que de le pousser.
*Sur l’élection d’Otto Perez Molina, vous pouvez lire la tribune du Collectif Guatemala que nous avions écrite pour être co-signée avec Jean Ziegler, “Guatemala, militaires et multinationales“, le 28 décembre 2011.